1. Meet me in Hell
C’est le grincement plaintif de la tuyauterie qui réveille Aggripas en cette froide soirée de février. Mal au crâne… Mal aux cornes. Non pas que ce soit la première fois, mais le jeune minotaure sentait qu’il avait très mal dormi. Pas de cauchemars, ni de rêves agités pourtant. Manifestement, l’encéphalon qu’il s’était fait implanter récemment, en plus de gérer toutes les tâches routinières de sa vie, veillait soigneusement à trier les informations de son subconscient et les traiter comme de vulgaires flux de données redondantes voire carrément défectueuses. Non, c’était comme s’il était jeté dans le néant, seul être conscient dans le vide absolu, condamné à une non-vie dénuée de sens pour l’éternité… Mauvais délire…Il régla immédiatement le filtre neural du processeur cortical en désactivant le correcteur d’ondes alpha, puis se hasarda à ouvrir les yeux. Il pleuvait dehors et vu les traînées grasses que laissent les gouttes sur le carreau, l’alerte aux pluies acides n’avait certainement pas dû être levée. Les murs nus et blafards de sa chambre lui donnèrent le cafard et en une pensée, Aggrip alluma son commlink cybernétique, donnant immédiatement vie à tout un monde de couleurs, lumières, sons et odeurs synthétiques, mais pourtant bien réelles. Son monde. La chambre aux murs sales des Redmond du minotaure devint immédiatement le palais royal qu’il avait modelé pixels après pixels durant d’innombrables nuits d’insomnie. C’était son rituel du matin à lui, le libérant instantanément de toute angoisse naissante. Comme le ferait un rail de novacoke avec l’effet down en moins… enfin, le pensait-il. Alors que l’odeur de café et de pain frais se dégage des fourneaux du château (lui faisant presque oublier le soycaf à la couleur et à la saveur improbable en train de gouter de sa vieille cafetière de récup), trois hommes entrent dans la pièce, saluant Aggripas comme leur souverain. Il s’agit de son Contre-maître/programme de maintenance domotique, un homme d’âge moyen, au visage rougeaud, épais et ramassé ; son Chambellan/gestionnaire d’emails et utilitaire financier, un vieil homme vêtu de riches robes de soie et enfin son fidèle Chevalier/contre-mesure d’intrusion, en haubert de mailles, son épée pendant à sa ceinture.
- Bonjour à vous, Sire ! dirent-ils tous les trois en chœur.
Le Chambellan s’avance et présente l’habituel parchemin, détaillant l’état du « Royaume » et les dernières activités depuis les 12 dernières heures.
Ecoutant d’une oreille distraite leurs conclusions, le jeune hacker leur verbalise machinalement quelques ordres, tout en repensant à cette nuit. Putain, quelle nuit ! Une des meilleures sessions depuis que lui et son pote « Porno » avaient ouvert The Pit, la nouvelle arène digitale clandestine pour amateurs de sensations. Ni lui ni Porno ne s’attendaient à un tel succès… Aussi rapide. C’est vrai que les « services proposés » étaient à l’image de la société de cette fin de 21ème siècle : de la baston virtuelle en hot sim, donc pas si virtuelle que ça, no limit à la rage, aux pulsions primaires, à l’adrénaline du combat, au plaisir de la douleur infligée ou subie, l’émotion de la victoire ou de la défaite. Porno et lui n’avaient édicté qu’une seule règle : No (black)Hammer no Killer. Ce n’était pas une question d’éthique, c’était juste pour ne pas attirer l’attention de la flicaille. Si les gens continuaient d’affluer, il faudrait certainement qu’ils pensent à coder quelque programme de sécurité… Enfin, en ce qui le concernait, Aggripas aurait tout le temps d’y penser, pendant ses prochaines nuits blanches. Note pour plus tard…
Pour l’instant il essayait d’émerger et alors que ses trois serviteurs disparaissaient dans un fondu-enchaîné, vaquant à leurs occupations et exécutant les commandes de leur roi, l’espace physique du minotaure s’illumina d’une bonne vingtaine de fenêtres, toutes ouvertes sur les forums de gamers et de discussion qu’il fréquente en permanence.
Mais que serait une journée sans jouer à Miracle Shooter ? De la merde de Wendigo ! Tout en répondant aux dizaines de forums et suivant plus d’une quinzaine de conversation simultanément, Aggripas entre les passwords de son profil hacké (il était hors de question pour lui de donner plus de fric encore à Horizon, pas plus qu’aux autres corpos quelles qu’elles soient, telle était le mantra du hacker qui se respecte) et reprendre sa partie laissée la veille au soir. Il redevenait tous les jours, plusieurs fois par jour et par nuit, « King of Dope » un Sniper Astral/Chevalier Cabaliste niv 88/75 et rejoignait ses compagnons de guilde, pour défier virus manas, esprits de l’underground vénusien, cyborgs désincarnés et autres menaces planétaires, ou tout simplement provoquer une guilde adverse et prendre plaisir à l’anéantir jusqu’au dernier. un mail arrivé dans sa boîte privée envoyé par un certain Hope Slayer attire ton attention. Très lapidaire mais efficace :
«
Meet me in Hell. 20:30 ».
Un rapide tracking de la piste matricielle de l’auteur du message débouche sans grande surprise sur le nœud du supermarché Stuffer Shack de ton quartier. C’est ce que Aggripas faisait pratiquement tout le temps pour anonymer ses runs « courants » et peu dangereux sur la Matrice. Ceci lui fit penser qu’il faudra qu’il se trouve d’autres backdoors dans les environs : les siens commencaient à être trop connus et à la mode apparemment… Note pour plus tard…
Il connaissait « L’Enfer » où lui a donné rendez-vous le « Pourfendeur d’Espoir ». C’est un bouge miteux fréquenté par tous les toxicos en fin de vie des quatre blocs adjacents au sien. Il essaya de rassembler ses rarissimes souvenirs du lieu-dit, non sans une grimace, tout en plongeant sa main dans un vieux paquet de chips au krill. En face de lui, apparut Shina Do-it-better, la Prêtresse du Code/Cyber-Psionique 116/99 de leur guilde, tout sourire, le saluant en s’approchant pour le prendre dans ses bras, libérant alors dans l’air de son palais un délicieux parfum d’encens et de jasmin.
« -
Hoi my dear ! C’est cool de t’revoir ! Alors, ready pour se farcir La Faille d’Outre-monde ? »
Il lui restait 2 bonnes heures avant le rendez-vous au Hell. C’est largement ce qu’il lui fallait pour farmer et botter le cul de quelques Liches-borgs Radioactives…
2. Entretien avec un vampire
20h31. Aggripas sonne à la porte de l’Enfer qui s’ouvre quelques secondes après. Le cerbère, Luigi de son prénom, un vieux troll mafieux ex-liquidateur qu’il connaissait de vue, le laisse entrer en lui jetant un regard éteint. Passant le seuil de la porte, il plongea alors dans un aquarium de fumées hallucinogènes, se mouvant, comme un vautour géant, au dessus des clients du bar, rares formes humanoïdes toutes à moitié raides, le tout baigné dans une lumière laborieuse de quelques spots fluo. Sa vision s’accoutumant difficilement à l’endroit, Aggripas entendait les percussions frénétiques d’un vague morceau d’afro-flash, martelant de son tempo inhumain le cerveau déjà fractalisé des clients-zombies affalés sur leurs divans en simili-cuir et souriant aux anges de la défonce. Décidé à ne pas moisir dans ce vide-ordure pour humanités, le jeune minotaure commande rapidement une bière au serveur (ou serveuse, il n’arrivait pas à en déterminer le genre) et s’installa à l’une des tables de la petite salle.
20h34. La porte d’entrée s’ouvre à nouveau, laissant filtrer la lumière froide de la rue. Une silhouette, petite et ramassée, se dessine. Un nain, coiffé à l’iroquoise, s’engage alors dans le bar. Scannant rapidement la salle et la clientèle, il remarque aussitôt Aggripas et se dirige vers lui. Une fois à son niveau, il put remarquer la blancheur presque maladive de sa peau, son teint manifestement ravagé, et la corpulence anormalement légère pour un nain. Il lui semblait l’avoir déjà rencontré, mais avait du mal à déterminer où et comment : une paire de lunette-masque lui couvre la moitié du visage, et sa barbe teinte de plusieurs couleurs criardes l’autre moitié. Si ses souvenirs étaient bons, le dwarf était un « Pusher-Bob » dealer de quartier affilié au au Yak ou la Mafia. Peut-être mêmes les deux en même temps…
-
Hallo mec ! ça gaze ? lançe le nain avec un accent allemand à couper au couteau en rabattant le réhausseur de banquette et s’asseyant dessus.
- Pas mal, merci. Lui répond Aggripas, en tâchant de dissimuler son impatience de sortir d’ici.
- Sympa d’être venu…dit-il d’un ton parfaitement neutre et détaché. J’ai entendu parlé de toi, mec. Le
Minos de la ‘trice !.. fit-il d’un sourire narquois, dégageant certaines de ses dents taillées en pointes. Hey ! Tu sais qu’j’avais jamais approché un minotaure d’aussi prêt, mec ! Si y’avait pas toute cette putain de fumée, j’nous prendrai en photo, mon pote.
Aggripas ne souleva pas, et se contenta de remettre machinalement son anneau nasal.
- J’ai un deal à te proposer, poursuit le nain.
- Raconte
- Un job pépère : une filature. Cette nuit. J’veux du propre et du discret.
Le hacker réfléchit une seconde. Sa gueule de vieux patch de Nu-LSD usagé ne l’inspirait absolument pas. Mais son Chambellan l’avait averti pas plus tard qu’il y a deux heures des risques imminents de banqueroute si les recettes du Royaume n’augmentaient pas significativement dans les prochains jours. L’achat récent de son drone avait été une folie, il le savait, et son pote Gob, l’autre associé d’ « Electronic Reborn » la petite affaire de dépannage mécanique et matricielle en tout genre qu’ils avaient lancé il y a peu, aussi. Gob lui avait d’ailleurs reproché cet achat « en traitre » et son coût prohibitif, fût-il acquis au marché noir… juste avant de s’extasier sur les performances de ce petit bijou de technologie, et de rire comme un gosse en découvrant une à une ses capacités sur la notice RA.
Mais aussi étrange que ça puisse paraître, l’ersatz de nain qu’il avait en face de lui apportait non seulement un début de solution à leur problème de fric mais également une occasion de voir dal vivo ce que cette bestiole mécanique avait dans le ventre.
- Tu peux m’en dire plus ? dit Aggripas en croisant les bras et prenant son expression la plus intimidante qu’il avait à son répertoire.
- Tu marches pour le deal ?
- Ouais.
Le son de sa voix frôlait volontairement le beuglement bovin. Ça faisait toujours son petit effet. En l’occurrence, grâce à cela, il venait apparemment de sortir un junkie de son coma psychédélique.
-
Gutt, acquiesce le nain, en dépolarisant le verre de ses lunettes, laissant entre-apercevoir des yeux blancs sans pupilles, cernés d’années d’excès chimiques en tout genre. Le pigeon s’appelle Mains-Rouges. Il est d’origine Salish.
Après avoir accepté le fichier que le nain lui envoya par commlink, la photo d’un énorme et robuste indien d’origine d’une trentaine d’années apparut alors dans son champ de vision. Un visage coupé à la serpe, de longs cheveux lisses et noirs, un regard qui semblait n’avoir jamais connu le rire, un monstre humain fait de muscles et de nerfs. Inconnu au bataillon. Le minotaure lança par réflexe une recherche matricielle. Sans succès.
- Un de mes fidèles consommateurs, poursuit la demi-portion. Et pas un p’tit joueur. Il doit arroser toute sa putain de tribu, l’pow-wow.
Il marque une pause alors qu’il s’allume une cigarette, et tire une longue taffe. Ses yeux se plissent et son visage prend alors des traits bizarres. On dirait un harlequin toxique proche de l’overdose.
- Le problème c’est qu’le mec a stoppé toute commande depuis 2 semaines. Nichts mehr.
- Tu peux pas t’en trouver d’autres ? dit Aggripas en se retournant pour faire face à la clientèle du bar.
- C’est pas l’type qui m’intéresse, mais chez qui il raque maintenant. Il consommait vraiment beaucoup et tout le temps pour pouvoir arrêter du jour au lendemain. Et il est toujours dans l’coin. Ça, j’suis sûr.
- Ok, mec. Qu’est-ce que tu veux de moi ?
- J’veux que tu le suives toute la nuit. Un de mes contacts ma dit qu’i’ va s’pointer au Bas-Fond vers 23h30 ce soir. Et c’est là que tu entres en piste, mein Freund. Avant 23h30, je l’gère. J’veux qu’du moment où il pointe son putain de cul chromé dans l’bar tu l’pistes et tu enregistres tous ses faits et gestes, où il va, les gus à qui il parle, les putes qu’il lèche, tout. J’veux tout savoir.
- Tu payes combien ?
- 2000. Tu les auras quand tu m’auras fait l’rapport, champion.
- Créditube ?
-
Ja… ou dope…j’ai ce qu’il faut ; dit-il en dévoilant un sourire carnassier vaguement dégoutant, vaguement ridicule.
- Je laisse ça aux pros comme eux… ; répondit le minotaure alors qu’un des clients tomba littéralement du siège au comptoir où il était assis.
Le nain reste silencieux, le sourire lui déformant toujours la mâchoire, alors qu’il repolarise ses énormes lunettes réfléchissant doublement le reflet cornu du jeune hacker.
- J’t’appelle quand j’ai fini l’boulot ; lança ce dernier en se redressant.
En sortant du Hell, Aggripas est presque content de retrouver la pluie acide. S’enfonçant dans son manteau et réactivant son PAN, il positionne instantanément la myriade de fenêtres RA autour de lui. Se loguant sur « Trog-alicious », sa radio préférée, il reconnait tout de suite « Gun in my pocket and happy to see ya », le dernier tube de Nago, son groupe de Gob Rap fétiche.
La pluie redouble d’intensité alors qu’il s’engouffre dans son Bulldog. Il démarre en trombe, sous les refrains rageurs des rappeurs orks west-coast, s’enfonçant dans la nuit qui promet d’être longue.
3. Putain de ville
23h15 : Son entrée dans les Bas-fonds passe presque inaperçue. Se baissant un peu, la tête en avant, il pénétre dans une immense salle plongée dans la pénombre, éclairée à l’aide de quelques petites lampes prenant la forme de bougies en RA. Quelques haut-parleurs crachent une musique indéterminée faite d’infra-basses, de percussions et de voix rauques, certainement choisie par Jebbilah aka Jeb, un afro-américain massif connu pour ses talents magiques et ses rites vaudous, et aussi l’un des deux patrons du lieu. Quelques têtes se tournent à l’arrivée du jeune hacker, certains le toisant plus longuement que d’autres. Même si on voit de tout dans les Barrens, un minotaure, fût-il maigrelet, reste toujours impressionnant à regarder.
Feignant la décontraction, il commande une bière à l’homme-rat en capuche étant apparu dans son champ de vision RA. Tout en énonçant rapidement sa commande, Aggripas apprécie le travail de codage de l’agent-serveur plutôt bien fait. On sait y faire avec les programmes dans le coin, apparemment. Dans un glapissement digitalisé, l’homme-rat confirme la transaction et détale, pour disparaître derrière le comptoir. Choisissant une table te donnant l’angle de vision le plus large, il jette un œil sur la fenêtre de contrôle vidéo de son drone, ouverte en permanence dans un coin de son PAN, espionnant toute entrée et sortie du bar. Il prend une grande inspiration, mais n’arrive pas à calmer le rythme anormalement élevé de son cœur. Après tout, c’était un de ses premiers runs, voire son premier vrai run, si on ne comptait pas les différents « services » matriciels qu’il rendait de temps en temps aux amis d’amis, ou encore les fausses ID ou badges officiels qu’il délivrait parfois moyennant finance.
« Un job pépère » lui avait dit le nain teuton. Il n’y a certainement pas de raison pour que ça soit autrement…
23h35 : Il vient de finir sa deuxième bière synthétique et regarde distraitement une vieille trideo de Maria Mercurial qui tourne au milieu de la salle tout en chattant avec un pote gamer de Néo-Tokyo, quand un message d’alerte provenant de son drone le sort de sa torpeur.
« Cible potentiellement localisée… Taux de fiabilité = 78,6 %... Attente confirmation pour lock-on »Faisant immédiatement zoomer le drone sur l’individu en question, Aggripas ne peut que confirmer, il s’agit bien de Mains-Rouges : même gueule brutale et taciturne (arborant ce soir des peintures de guerre, qu’il n’avait pas sur la photo), même chevelure longue et noire, même carrure impressionnante. Il porte des vêtements néo-tribaux de cuir noir, rehaussés d’un insigne dorsal ressemblant à deux tomahawks croisés. L’homme se dégage de sa Harley, largement customisée et décorée elle aussi de motifs tribaux, qu’il vient de garer, et s’approche des Bas-Fond d’un pas lourd. Le pas d’un homme sûr de lui, le pas d’un homme qu’on hésite à déranger. Le hacker remarque alors deux gangers, assis sur leurs motos, de l’autre côté de la rue, ayant également remarqué l’indien et semblant parler de lui.
Fermant toutes les fenêtres de discussions et ne gardant active que celle de son drone, le minotaure le voit finalement entrer dans le bar. En réalité l’indien est encore plus massif et intimidant, et Aggripas n’arrive pas à réprimer le frisson qui lui court aussitôt le long de la colonne vertébrale. Alors qu’il se dirige vers le bar, le hacker note immédiatement à sa ceinture un tomahawk et deux petits paquets filasses et informes. Une certaine tension nait dans le bar à son arrivée, qui se dissipe, en apparence seulement, lorsque Mains-Rouges commande à boire et se met à brancher une pute attendant le chaland au comptoir.
« Get ready ! » se dit Aggripas à lui-même
Le commlink de l’indien est en train de ghoster, mais il ne faut que quelques secondes au minotaure pour en localiser le signal, suite à quoi il exécute son Sniffer pour intercepter toute communication en cours, même s’il se doutait que la seule conversation que Mains-Rouges était alors en train de mener était destinée à la prostituée qui se laissait toucher en souriant. Après une rapide vérification, aucun programme de cryptage n’était à signaler. Joe l’indien semblait être confiant. Un bon point pour le hacker.
23h45 : Mains-Rouges est en train de franchement tripoter la demoiselle qui rit à pleine gorge quand Aggripas aperçoit deux individus entrer dans le bar. L’un est un asiatique, plutôt petit et mince, crâne rasé sur un côté orné d’un tatouage de dragon, des lunettes de soleil, une veste en cuir, un pantalon style treillis. L’autre semble être un amérindien d’origine, lui aussi, mais vêtu de façon beaucoup moins ostentatoire que son congénère que le hacker est en train de filer. Les deux scannent la pièce du regard, prennent commande à l’homme-rat et s’asseyent dans un coin peu éclairé.
Quelques secondes après, le Sniffer du minotaure retranscrit un message, celui que reçoit au même instant Mains-Rouges :
- J&khER5##%£A?0024as46
Grâce à la vitesse de calcul de son commlink cyber répondant à la moindre de ses pensées, Aggripas parvient à exécuter son Decrypt avant l’envoi de la réponse de l’indien, qui s’afficha quelques millièmes de secondes plus tard.
- Yep !
Fuck !… Espérant que le reste de la conversation soit plus explicite, si tant est que la conversation se poursuive, Aggripas continue d’assister à la scène en faisant mine de s’intéresser aux ébats tridéo de Mercurial en sirotant sa bière. L’indien Samouraï se dégage de la prostituée, s’accoude au comptoir, tournant pratiquement le dos aux deux nouveaux arrivants et fait signe au barman de remettre la même chose à lui et la jeune femme.
- UNKSHABA-4389XB71LTR-50KP269AQ9, reçoit Mains-Rouges.
Got it ! Aggripas reconnait cette ID… UNK pour Unknown, SHA pour Shadow et BA pour Bank, dénomination courante pour un compte anonyme temporaire. Il y en a des centaines d’autres bien sûr, et il les connaissait bien. Il s’agit d’une méthode courante pour les transactions illicites en tout genre en 2071, méthode qu’il utilisait d’ailleurs lui-même systématiquement pour ses (trop rares) « clients ». A l’heure qu’il est, le virement a déjà dû être validé par l’indien. Aggripas pourrait en savoir plus et s’introduire dans le link de Mains-Rouges pour connaître le montant et l’objet de la transaction, mais il préfère, même si ça le démange, ne pas s’exposer tout de suite et attendre comment va évoluer la situation, quitte à faire joujou avec les archives du mohawk un peu plus tard.
Presque au même instant, l’asiat se lève et se dirige vers les chiottes, alors que Mains-Rouges se remet à parler à la jeune femme, qui recommence à rire de plus belle.
Une minute après, l’asiat sort des chiottes et sans jeter le moindre regard à Mains-Rouges, retourne à la table où l’attend son compère.
Mains-Rouges laisse alors la prostituée et va à son tour aux chiottes. Entre-temps les deux compères se lèvent et sortent du bar, occasion que saisit le minotaure pour faire faire un zoom à son drone sur chacun des deux visages et en extraire deux photos qu’il télécharge dans la mémoire de son ‘link.
Trois bonnes minutes après, Mains-Rouges sort des toilettes, s’arrête un moment sur le seuil, et commence à sourire. Un sourire de prédateur, un sourire d’assassin. Aggripas ressent imperceptiblement la crainte viscérale instinctive ressentie lors de son entrée dans le bar.
L’indien retourne au comptoir et se jette littéralement sur la fille et la palpe avec une insistance et une brutalité anormale. Celle-ci se laisse plus ou moins faire au début, mais ayant compris que l’indien est en train de la malmener et de lui faire mal, elle essaie de se débattre en l’insultant, et commence à hurler. Un client pas très loin de la scène se lève et essaie de les séparer, mais avant même qu’il tente quoi que ce soit, ce dernier se reçoit l’avant-bras (de la taille d’une cuisse, et avec la rapidité d’un bon câblage) de l’indien en pleine face et, dans un craquement lugubre, s’écroule net.
En une fraction de seconde, Jeb, l’afro-américain de deux mètres, se lève de son divan au fond du bar où il discutait avec quelques personnes, et ordonne d’une voix bizarrement forte et grave, à Mains-Rouges de dégager de son bar. L’air semble se densifier et l’espace entre les deux hommes se distordre légèrement. Plus aucun son ne semble audible dans la salle, et même la musique semble avoir diminué d’intensité, pendant quelques instants. L’indien lâche le bras de la jeune femme. Celle-ci s’éloigne du samouraï, non sans le gratifier d’un coup de talon aiguilles en l’insultant d’une voix hystérique.
Mains-Rouges, respirant de manière forte et rapide, paraît lutter à grand peine contre ses pulsions agressives, crache par terre et prend le chemin de la sortie.
« C’est là que la partie commence » se dit le jeune hacker en prenant une grande inspiration.
Basculant sa vision sur celle du drone, Aggripas voit Mains-Rouges sortir du bar et se diriger vers sa Harley. Alors qu’il enfourche sa moto, les deux gangers, devenus trois entre-temps, le désignent du doigt. Mains-Rouges démarre, sans avoir remarqué leur présence, et part en toute trombe, suivi presque immédiatement après des trois motards.
Le hacker ordonne instantanément à son drone de suivre la cible à distance de senseurs et le mini-rotor commence à tourner, élevant doucement la machine dans les airs. Il note que le niveau du signal est particulièrement faible, certainement à cause de la pauvreté du maillage wifi de la zone. Pas le temps de risquer la fausse note, il décide donc de suivre à distance raisonnable son drone afin de pouvoir conserver une qualité de signal correcte, et de le dégager plus facilement de toute situation périlleuse le cas échéant. Laissant le bar retrouver une ambiance relativement normale, le minotaure se presse vers son van, garé non loin de là. Le feedback vidéo du drone est toujours actif, et après avoir pris un peu d’altitude, se recadre très vite sur les quatre hommes.
0h26. Mains-Rouges est très vite pris en chasse par les gangers sur une avenue mineure des Barrens, qui tentent une approche d’intimidation en essayant d’encadrer le samouraï avec leur trois motos et tenter de faire crasher la Harley. Malheureusement pour l’un d’entre eux, l’indien empoignant son tomahawk, le jette sur le ganger qui reçoit la hache de guerre directement en pleine poitrine. Dans un hurlement le motard touché perd le contrôle de son véhicule, qui tangue alors dangereusement pour finalement se coucher sur le bitume. Son compère l’évite de justesse et hurle de rage à la mort de l’indien.
Mains –rouges, dans un coup de frein subit, met sa Harley en travers de la route et dégaine deux flingues de sa longue veste en cuir, évitant facilement, grâce à son câblage, les lames implantées du troisième ganger tentant de le faucher au passage.
Les rares passants de la zone ayant complètement disparu en quelques secondes, la rue est désormais déserte. Tendant les bras vers les deux hommes qui, ayant fait eux aussi demi-tour, foncent déjà vers lui, Mains-Rouges décoche au même instant deux tirs semi-automatiques, touchant les motards de plein fouet, et leur faisant perdre le contrôle de leur moto et s’écraser tous les deux sur le bitume dans un craquement sinistre.
0h28. Mains Rouges se dégage de sa moto et se dirige vers les corps agonisants des gangers. Arrivé à leur niveau, il reprend son tomahawk et, dans une brutalité à glacer le sang, enchaîne les coups de hache, sans aucune précision, de la façon la plus sauvage qui soit, taillant les chairs comme s’il s’agissait de vulgaires pièces de viande. Alors qu’il est en train de s’approcher à distance convenable du lieu de la scène, Aggripas aperçoit avec horreur le sourire dément de l’indien alors qu’il poursuit son horrible office, le sang qui gicle et l’éclabousse ne faisant qu’augmenter son plaisir.
Une fois les gangers réduits en charpie, l’indien sort un couteau tribal de son fourreau et les scalpe un par un, accrochant les bouts sanguinolents de chair à sa ceinture, pour enfin cracher sur les cadavres de ses victimes.
0h34 : Le samouraï, se redresse finalement des corps inertes et ravagés des trois gangers, lorsqu’une sirène se fait tout à coup entendre. Le minotaure ajuste la vision du drone pour avoir une vue plus globale de la scène, et voit alors un van blindé de la Lone-Star en approche. Ce détail l’étonne en même temps qu’il l’inquiète : dans cette partie des Barrens, les flics ne s’aventurent jamais sans bonne raison, et s’ils le font, ils ne le font jamais avec une seule patrouille. Le reste de l’armada doit donc être soit en marche, soit postée ailleurs. Et ce qui l’inquiète le plus, c’est la raison de leur présence ici…
Mains-Rouges ne semble pas avoir les mêmes angoisses à leur égard, et calmement essuie son couteau, toujours avec le même sourire et le même regard dément alors que trois flics descendent du van, armés de fusils mitrailleurs et vêtus d’armure, lui ordonnant de lever les mains en l’air et de se mettre à genou immédiatement…
Aggripas gare son van à quelques blocs de la scène, les battements de son cœur se font de plus en plus forts et l’adrénaline et la peur se mélangent dans une sensation étrange d’excitation malsaine.
A cet instant précis, ne sachant pas pourquoi, il pense alors à son frère, qui lui avait dit le jour où il avait définitivement quitté la maison en parlant de sa vie de gang :
«
Contrairement à toi, y’a rien d’virtuel dans ce que je fais, fréro. C’est la vraie putain de vie, dans cette vraie putain de ville ! »